Alors que la guerre en Ukraine en est à son dixième mois et ne montre pour l’instant aucun signe d’achèvement, l’Europe fait face à une crise énergétique mettant ménages et industriels sous une forte pression financière.
Quelles pourraient être les conséquences environnementales ?
Quel peut être le rôle du nucléaire en France ?
Quelles pourraient être les conséquences sur les entreprises ?
Pour répondre à ces questions, faisons parler Paul Bonan, un des collaborateurs de Carbonapp, fondateur de Demio, notre entreprise sœur, un référent et fin connaisseur du secteur.
Paul, peux-tu nous présenter ton parcours ?
J’ai commencé ma carrière dans le monde industriel, dans l’agroalimentaire puis j’ai rejoint le monde de l’énergie chez EDF vers la fin des années 90. Une de mes missions était de calculer les coûts de production de tous les actifs. A l’époque les prix étaient fixés par l’État. Il fallait proposer des méthodes transparentes de calcul du prix de l’énergie ou compléter celles qui existaient déjà.
Après EDF, tu as intégré GDF ?
Dans les années 2000, je suis entré chez GDF dans la partie transport. Le projet était de trouver des méthodes pour rendre non opposable le calcul du pouvoir calorifique supérieur (PCS). Le problème est que ce calcul était très théorique, car les appareils de mesure coutaient trop chers, et non homogène sur l’ensemble du territoire. On a mis en place des outils pour calculer le PCS sur tout le réseau français, sans mettre d’appareil de mesure et rendre les résultats non opposables.
Après j’ai créé une entreprise sur l’efficacité énergétique avec des collègues, car en France on était à la traîne... On a commencé à faire des audits énergétiques chez les industriels pour essayer de leur faire prendre conscience de l’importance des économies d’énergie. Ça n’a pas été simple car l’électricité et le gaz n’étaient alors pas chers et rien n’indiquait que leur prix allait augmenter. On a travaillé surtout dans l’industrie alimentaire. En 2017 je me suis lancé avec Gaultier Bernard dans la fondation de Demio, et en 2020 Nicolas Ferrière nous a rejoint.
Si tu devais présenter ton avis sur la crise énergétique, quel est ton point de vue ?
Pour la situation en France je pense qu’il se crée une dynamique. Je reconnais que ça crée de la complexité à court terme, mais à plus long terme, cela nous force vraiment à réfléchir à la sortie des énergies fossiles. Avant, on se disait qu’il fallait le faire mais on le faisait lentement. Pour moi le prix élevé des énergies est un déclencheur, mais il n’a pas encore entrainé de réflexion globale sur la gestion des énergies à 10,20 et 30 ans.
Et qu’est-ce que tu en penses de la stratégie de France et sa dépendance au nucléaire ?
Pour les 30 ans à venir je suis pour le nucléaire, même si reconstruire une filière nucléaire en France me semble un challenge difficile. On en est déjà 8 milliards d’humains et on ne construit pas des centrales solaires ou éoliennes assez vite pour répondre à tous les besoins. Le nucléaire, c’est une énergie qui comporte des risques, comme toute technologie. Elle a un niveau d’acceptabilité faible mais elle est capable de produire de l’énergie de masse en laissant aux énergies renouvelables le temps de monter en puissance. Le problème c’est qu’on avance trop lentement. Un projet éolien met déjà 5 à 10 ans à sortir de terre, et les niveaux d’acceptabilité ne cessent de s’éroder.
Quelle est la raison selon toi ? Pourquoi ce manque de popularité ?
Toujours la même approche : d’accord chez les autres mais pas chez moi. Nous voulons tous des énergies renouvelables, mais beaucoup de projets de parcs éoliens sont rejetés car les associations de protection locales déposent des recours. Surement pour de bonnes raisons, mais il faudra faire des choix à un moment donné. La situation devient complexe...
Actuellement le gouvernement incite, notamment les entreprises, à agir pour réduire leur
consommation d’énergie. Penses-tu que ça va dans le bon sens ?
Je crois qu’il faut laisser le secteur industriel un peu tranquille, et s’attaquer d’abord à la mobilité et au secteur du logement. Les industriels fournissent des efforts depuis plusieurs années et on arrive au bout de ce qu’on peut faire sans changer de technologie. Il y a surement encore quelques niches potentielles d’économies mais seul un saut technologique, nécessitant des investissements majeurs des entreprises pour revoir leurs procédés industriels, pourra permettre d’aller au-delà de quelque économies résiduelles et marginales. Je ne pense pas que cela puisse arriver. Ce qui peut arriver, c’est qu’elles ne réinvestissent pas en France et construisent leurs usines ailleurs, car un des choix des industriels quand il y a trop de contraintes c’est d’aller voir ailleurs.
Et l’effet de la crise énergétique sur les industriels, quel sera-t-il selon toi ?
Aujourd’hui les industriels sont soumis à trois contraintes : tout d’abord la contrainte de prix, la contrainte règlementaire et enfin la contrainte climatique. Pour les 2 premières, nous sommes régis par le code de l’énergie, dont la loi Nome qui impacte nos mécanismes de marché actuels et donc les prix. Cette loi arrive à échéance en 2025. Le gouvernement qui
sera en place devra choisir soit de maintenir ou de faire évoluer ces règles de marché, soit
de changer pour revenir à un système régulé. Il y a peu de visibilité, ce qui est inquiétant. La 3ème contrainte encore une fois, c’est le risque climatique. Globalement on sait qu’il va se modifier mais aura-t-on plus froid localement ? Moins d’eau accessible ? Selon les régions la situation ne sera pas la même. Par exemple, beaucoup d’activités liées à l’alimentation nécessitent une abondance d’eau et de surface pour opérer : comment vont-ils s’adapter ? À horizon 10 ans, il y a trop d’inconnues pour prendre une décision rationnelle. Souvent, on raisonne donc à court terme en fonction des contraintes réglementaires et de prix.
Il faudrait se concentrer sur la résilience alors ?
Voilà encore un discours faussement simple. Tout le monde veut de la résilience sans savoir précisément et concrètement ce dont il s’agit. Faudrait-il que je m’éloigne de mon lieu de travail, que je m’en rapproche ? Est-ce que je dois faire du local pour le local, c’est à dire démonter mes exploitations centralisées et les remplacer par plusieurs unités plus petites ? C’est difficile à définir la résilience. Quels sont les métiers d’avenir et ceux qui vont disparaitre ? Le concept est compris mais les applications concrètes restent très floues. Il faudra encore quelques années d’explications, de maturation, d’évolution, avec sans doute la mise en place de mesures contraignantes car les changements spontanés de comportement sont rares.
Crains-tu que cette crise énergétique, et la crise alimentaire qui en résulte, ne nous fasse
régresser d’un point de vue environnemental ?
Oui, c’est clair. Les deux priorités actuelles sont l’eau, puis la nourriture, dans cet ordre-là. On va déforester et artificialiser des sols pour nourrir les populations humaines et animales, quitte à supprimer de la biodiversité : la majorité des personnes ne sont pas prêtes à changer volontairement de comportement impactant leur vie quotidienne pour protéger des espèces.
On ne veut pas parler de décroissance, on ne veut pas parler de non-croissance donc on est obligés de maintenir ou augmenter notre consommation énergétique : tous les jours, on préfère encore dégrader les surfaces aquatiques et les terrains agricoles plutôt que se restreindre sur des utilisations liées à une énergie abondante. Y aura-t-il une révolution technologique ? Humaine ? Honnêtement je n’en sais rien. La crise énergétique impacte notre niveau de vie....
Mais en France on s’en sort bien, ce sont les plus pauvres individuellement ou collectivement qui souffrent et souffriront le plus.
Article rédigé par Axelle Rimpot
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